Septembre 2021
Reprise économique et risques de tensions sociales : les entreprises confrontées à de nouveaux enjeux
Alors que les entreprises se sont révélées plus résilientes que prévu et que les pertes d’emplois ont été en grande partie contenues, le climat social de cette rentrée reste incertain. Dans un contexte de défiance et de crise de l’autorité, les entreprises doivent faire face au retour des revendications salariales et aux doutes de l’encadrement.
Le pire n’est jamais sûr. L’ampleur du choc social que beaucoup redoutait a été largement atténué, voire évité dans certains secteurs. Des restructurations sont en cours, d’autres sont annoncées mais sans atteindre le niveau constaté au plus fort de la crise financière qui a affecté l’économie française à partir de 2008. De mars 2020 à mai 2021, le Ministère du Travail a recensé plus de 1 000 plans de sauvegarde de l’emploi, alors que pour la seule année 2009 on en comptait plus de 2 200, dont près de 800 concernaient des plans touchant plus de 50 salariés.
Des risques pour l’emploi aux enjeux du travail
Tensions sociales et mouvements d’opposition aux restructurations paraissaient inévitables et devaient occuper l’essentiel de l’espace revendicatif. Des conflits ont éclaté certes, là ou des sites et des emplois étaient menacés, mais contrairement à ce qui était anticipé, les revendications portent davantage sur les rémunérations, les conditions de travail et les relations avec le management de l’entreprise ou l’encadrement de proximité. L’emploi semblait le risque majeur, c’est finalement la nature, l’organisation et la reconnaissance du travail qui reviennent au premier plan.
Défiance et convergence des radicalités
Dans un contexte de défiance et de remise en cause des arguments d’autorité (scientifique, sanitaire, administrative …), la convergence des radicalités dans l’espace public n’est pas sans incidence pour les entreprises. Qu’une nouvelle « banque de la colère », selon l’expression de Peter Stloterdijk, se soit constituée autour des anti-pass sanitaire n’est peut-être pas une surprise, mais cela entretient des foyers de tensions dans certains secteurs (santé, spectacles, commerce) et souligne la fragilité du Pouvoir comme l’avait déjà traduit le mouvement des Gilets jaunes. Le management des grandes entreprises risque d’être, à son tour, de plus en plus exposé à une remise en cause de la légitimité de ses choix stratégiques et des décisions prises en matière d’organisation.
Renversement de perspectives
Reprendre ou initier un projet de transformation dans un tel environnement nécessite d’éviter de tomber dans le piège de la « diabolisation » de la contestation et de la tentation du passage en force.
Si le « monde d’avant » n’a pas disparu avec la pandémie, son retour ne soulève ni enthousiasme ni optimisme. De même qu’au lendemain de la crise de 2008, les excès et les dérives de la financiarisation de l’économie était apparus au grand jour, le défi de la transition écologique s’est imposé cette fois, en même temps qu’une prise de conscience du déclin industriel et d’une perte de contrôle de la mondialisation. La pertinence du discours libéral est largement contestée, il ne peut plus justifier par l’évidence la remise en cause de droits sociaux ou l’ouverture de nouveaux marchés à la concurrence.
Face à un avenir inquiétant, les syndicats retrouvent leur rôle tribunicien confrontant une partie du management, mal à l’aise avec les changements d’organisation à répétition et les plans de réduction de coûts, à un sentiment de « mauvaise conscience ». Le risque d’une coupure entre le « top management » et l’encadrement de terrain est réel, ce que de nombreuses directions générales prennent au sérieux en s’efforçant de multiplier les occasions d’échange et de remontée des « irritants ».
Revendications salariales et besoin de reconnaissance
Au-delà des revendications salariales alimentée par le regain d’inflation, conduisant à des débrayages ou des conflits dans des entreprises qui n’en avaient pas connus depuis plusieurs années, s’exprime de manière plus nette un besoin de reconnaissance de l’implication et de la capacité d’adaptation des salariés, qu’il s’agisse de ceux dont l’activité s’est poursuivie sur le terrain ou de ceux qui ont basculé dans le télétravail. L’exigence de justice et d’équité dans le traitement réservé aux différentes catégories de salariés est également exacerbée, confrontant parfois syndicats et directions à l’irruption de « communautés » de travail se sentant maltraitées et ignorées.
Autonomie et soutien
L’urgence opérationnelle et le recours massif au télétravail ont (provisoirement ?) renforcé l’autonomie et symétriquement réduit les exigences de reporting. La vacuité des « bullshit jobs » est davantage apparue, de même que de nombreux managers d’équipes ont vu leur rôle « prescriptif » se réduire au profit de celui, plus « humain » de soutien et de valorisation du travail réalisé loin d’eux. Une opportunité historique pour accomplir un aggiornamento managérial entamé depuis plusieurs années (symétrie des attentions, bienveillance …) à la condition d’accompagner les intéressés et de cesser de les soumettre à des injonctions paradoxales : développer l’autonomie des équipes tout en exigeant davantage « d’alignement » dans l’exécution opérationnelle.
Les conditions de la coopération
L’agilité désormais tant recherchée dans les organisations, nécessite que les conditions favorables à une coopération accrue entre acteurs soient réunies. S’intéressant à la réponse des services hospitaliers pour faire face à l’afflux de patients au plus fort de l’épidémie, H. Bergeron a ainsi mis en évidence les facteurs déterminants de cet élan de coopération (un objectif prioritaire et commun réunissant l’ensemble des services, un desserrement des contraintes financières, une mise en retrait des fonctions administratives pour laisser davantage de capacité d’initiative aux équipes médicales) qui soulignent en creux les raisons des difficultés à renforcer la coopération dans des entreprises ou compétition interne et exigence de rentabilité à court terme dominent. La sociologie des organisations montre ainsi que l’enjeu n’est pas tant d’appeler à la coopération des salariés qui ne sont pas contre, mais davantage de créer les conditions qui la rendent possible, alors que trop souvent aujourd’hui les salariés n’y ont pas intérêt.